Imaginée dans les années 1950, la pyramide de Maslow permet de classer les besoins de l’être humain en cinq niveaux hiérarchisés, dont les besoins physiologiques (faim, soif, respiration…) forment le socle. Khaled Al Mezayen, Président-cofondateur de l’entreprise InovaYa et expert pour le Fonds MAJ, est convaincu que si ce socle est déséquilibré, l’humain ne peut pas s’élever dans la pyramide de Maslow, incapable de s’accomplir personnellement. S’ensuivent d’inévitables problèmes d’inégalités, de précarité et de pertes de repères. Voici pourquoi Khaled Al Mezayen a décidé de se rendre utile en donnant accès aux plus défavorisés à des sources d’eau propre, indispensables à la vie et à leur épanouissement.
Comment percevez-vous la société d’aujourd’hui ?
Khaled Al Mezayen > On peut difficilement évoquer une seule société aujourd’hui. Parlons plutôt des sociétés. D’un côté, nous avons les pays favorisés, dont les habitants bénéficient de l’électricité à portée d’interrupteur, de l’eau courante, d’un environnement en relative sécurité. De l’autre côté, dans les pays en voie de développement, les populations se demandent chaque jour si elles vont avoir de quoi manger ou si elles vont trouver de l’eau potable pour étancher leur soif. Où vont-elles dormir ? Où pourront-elles être en sécurité ?…
Et c’est d’abord à elles que je vais m’intéresser. Leur quotidien est guidé par l’instinct de survie, piloté par leur cerveau reptilien (appelé aussi paléocortex). C’est cette partie du cerveau qui pousse à fuir instinctivement face à un danger ou à combattre si l’on est confronté à un risque mortel. Et tant que ce paléocortex a le dessus, lorsque les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits, les autres niveaux du cerveau (cortex et néocortex) ne pourront pas s’épanouir correctement.
Dans ces conditions, comment s’en sortir ?
K.AM. > Diverses organisations œuvrent dans le but de consolider le socle de la pyramide de Maslow, en répondant aux besoins de base des plus démunis, pour les aider à améliorer leur niveau de vie. Je pense par exemple à l’association aux Philippines, Gawad Kalinga (qui signifie ″prendre soin″), dont l’objectif est de sortir de la pauvreté 5 millions de familles d’ici à 2024. Concrètement, son fondateur, Tony Meloto, a fourni des terres aux paysans sans terre, un toit aux sans-abris, à manger et un accès à l’eau à tous. Il ne s’est pas limité à la misère matérielle, mais s’est aussi intéressé à la précarité sur les plans intellectuel, social, affectif. En moins d’une décennie, il a déjà réussi à ce qu’un million de Philippins s’élèvent dans la pyramide de Maslow. Ils se sont ainsi plus facilement intégrés dans la société et ont gagné une meilleure estime de soi.
Revenons maintenant aux pays plus favorisés. Nous ne sommes pas tous épargnés. En France, récemment, la Cour des Comptes a constaté l’échec massif des quartiers dits prioritaires. Là encore, le socle de la pyramide est bancal, du fait des gros problèmes de précarité, d’insécurité financière et sociale dans ces quartiers. Or la sécurité constitue le second plancher des besoins définis par Abraham Maslow. Même problématique pour les SDF. Comment trouver un travail alors que leur cerveau reptilien est obsédé par la recherche d’un abri, de nourriture, bref, de moyens de survie ? Je pense donc qu’il faut que les sociétés répondent avant tout aux besoins élémentaires de leurs citoyens, pour lutter contre les inégalités et la misère. C’est de cette manière que l’on peut travailler avec le Fonds MAJ.
[ Quésako ] Le stress hydrique.
La situation de stress hydrique est de plus en plus fréquente. C’est ce qui arrive lorsque la demande en eau est plus importante que la quantité utilisable disponible. Les conséquences sont désastreuses sur l’environnement, la biodiversité et la qualité des eaux restantes.
Jusqu’à récemment, la situation de stress hydrique ne touchait que la ″diagonale de la soif″, qui correspond à un territoire qui s’étend de l’Australie à la Turquie. Mais aujourd’hui, le stress hydrique frappe aux portes de l’Europe, notamment avec les récents épisodes de sécheresse successifs, suivis de très fortes précipitations à répétition. Il suffit de voir les dégâts sans précédents après le passage de la tempête Alex sur les Vallées de la Roya et de la Vésubie pour en prendre pleinement conscience.
D’ici 2025, près de la moitié de la population mondiale sera confrontée à des épisodes de stress hydrique, et en 2040, ce sera même 70 % selon un récent rapport des Nations Unies.
De quelle manière agir ?
K.AM. > Ma propre expérience m’a appris que l’un des besoins de base prioritaires et de survie est l’accès à l’eau. D’ailleurs, la plupart des communautés, villages et villes se sont construits autour d’une source d’eau. Je m’en suis rendu compte dans le cadre d’une mission humanitaire à la frontière syrienne. Sur la planète, plus de 2 milliards de personnes n’accèdent pas à un point d’eau potable sécurisé. C’est un vrai drame, qui conduit un enfant à la mort toutes les 15 secondes dans le monde. Plus près de nous, dans certaines zones d’Europe, la situation n’est guère meilleure. En Roumanie, 90 % de la population rurale n’a pas d’eau potable à domicile. J’ai donc décidé avec mes deux associés – Justine Vidil et Guillaume Lonchamp – d’agir sur ce terrain et nous avons développé des unités modulaires de traitement d’eau, pour des quartiers, villages ou villes de 500 à 20 000 habitants. Nous collaborons notamment avec l’ONG Gawad Kalinga (que j’ai décrite précédemment) pour déployer notre système auprès de quelques 2 000 communautés aux Philippines, et ainsi fournir un accès à l’eau potable à 800 000 personnes. Nous intervenons aussi en République Démocratique du Congo, pour les plus démunis et dans un autre contexte, celui de la lutte contre le choléra. Dans la ville de Kalemie en République Démocratique du Congo par exemple, notre module de potabilisation sert à traiter les eaux du Lac Tanganyika et ainsi d’alimenter en eau potable 15 000 habitants, sans avoir besoin de construire un nouveau réseau d’eau et des nouvelles canalisations.
Votre système de traitement de l’eau décentralisé vise-t-il plusieurs objectifs ?
K.AM. > Oui, parce que l’eau est essentielle à la vie et au développement, mais aussi parce qu’elle se raréfie. Je ne parle pas de quantité – il y a à peu près la même quantité d’eau sur Terre qu’il y a plusieurs millions d’années -, mais en termes de qualité. Pour illustrer mon propos, avec le réchauffement climatique, le niveau des mers monte. L’eau salée vient alors contaminer les eaux douces dans les zones côtières, par effet de vase communiquant. Ces eaux deviennent saumâtres, et donc plus difficiles à ″potabiliser″. Des méthodes existent, mais sont à la fois énergivores et ont une efficacité et un rendement limités. Elles sont donc plus coûteuses.
Dans ces conditions, on ne peut plus se limiter à un réseau d’eau potable centralisé, tel qu’il a été construit en France dans la première partie du 20e siècle. En pleine révolution industrielle et en pleine métropolisation, on croyait que les ressources étaient infinies. On était dans une logique de dépense sans fond, pour moderniser les villes, avec l’eau courante, le tout à l’égout et des méga-usines de traitement. Mais c’était sans compter sur le vieillissement des réseaux d’eau et les besoins de rénovation, dont le coût s’élèverait à 2 milliards d’euros par an aujourd’hui ! Comme le prix de l’eau ne couvre pas ces coûts, on ne peut investir que 800 millions d’euros chaque année pour son entretien. À ce rythme, la Fondation Danielle Mitterrand estime qu’il faudrait 70 ans pour rénover ces infrastructures. En attendant, le réseau fuit. La situation ne peut pas durer. Pour préserver nos ressources en eau sans faire payer le prix fort aux consommateurs, il conviendrait de créer deux réseaux : le premier d’eau propre pour la toilette, les douches, l’arrosage, et un second d’eau potable pour boire et cuisiner. La Belgique et l’Allemagne expérimentent un tel réseau double. C’est d’autant plus urgent que le stress hydrique est bien présent aujourd’hui en France. La Drôme a ainsi connu une forte sécheresse quatre années de suite.
Reste à savoir comment financer ce double réseau d’eau ?
K.AM. > On peut d’abord s’appliquer à consommer moins d’eau potable. Selon l’OMS, la consommation minimale d’eau potable nécessaire s’élève à 20 litres par jour et par personne. Or, en France, chaque ménage consomme 7,5 fois plus en moyenne ! Il convient donc d’apprendre à dépenser l’eau différemment, plus intelligemment. Il faut intégrer le citoyen dans le schéma de décision sur l’eau potable. Et cela devient possible quand on décentralise le réseau d’eau. Des études ont montré qu’on peut facilement diviser par dix les consommations, en favorisant le ″reuse″ ou REUT (réutilisation des eaux usées), en faisant reposer la pression financière de l’eau sur différents acteurs : les collectivités, les entreprises et les citoyens. Mais les lois doivent changer, parce qu’aujourd’hui, la législation reste très frileuse. Cela coûterait pourtant moins cher, puisqu’il faut des centaines de milliers d’euros pour tirer les réseaux d’eaux.
J’ai aussi beaucoup réfléchi sur une rémunération juste de l’eau. L’eau est un bien commun de l’humanité. Elle doit être accessible à tous de façon gratuite dans la nature. En revanche, il est indispensable de sensibiliser les populations et les inciter à contribuer aux coûts de traitement de l’eau potable, notamment pour éviter le robinet grand ouvert pendant qu’on se lave les dents, la douche qui dure plus de 5 minutes et toute surconsommation inutile. Mais pour que l’eau ne devienne pas non plus un produit de luxe dans des pays comme l’Argentine, où l’inflation est galopante, je suggère de passer par des tokens, des cryptomonnaies, qui ne subissent pas les variations monétaires.
En France aussi, le token a bien des atouts. Cet actif digital permet de donner une valeur de partage à l’eau. C’est un moyen égalitaire qui permet par exemple d’échanger de l’eau potable traitée par un système modulaire au niveau d’un immeuble avec l’énergie renouvelable produite sur le toit du bâtiment voisin dans un écoquartier. Avec cette monnaie d’échange, même les personnes les plus démunies peuvent ainsi bénéficier de services communs. La société devient ainsi plus humaine, plus égalitaire, plus juste. Ces modes de fonctionnement permettent de resserrer les liens, de se reconnecter aux ressources et à la vraie valeur des choses. L’objectif n’est plus dans l’argent que l’on va gagner mais bien dans l’impact qu’on va avoir sur nos semblables et sur la société.
[ L’expert ] Khaled Al Mezayen, l’innovation au service des plus démunis.
On pourrait presque dire que Khaled Al Mezayen est un être mosaïque, lui qui est roumain d’origine syrienne, coloré par une subtile ″French Touch″, mais aussi Docteur en Pharmacie industrielle, titulaire d’un Mastère en Management des Industries de Santé et bénévole humanitaire.
C’est d’ailleurs au retour d’une mission auprès de son peuple racine, à la frontière Turco-syrienne, qu’il a pris la décision radicale de faire tout son possible pour se rendre réellement utile. La situation dans cette zone de conflits et isolée l’avait particulièrement touché : l’une des principales causes de la forte mortalité infantile est l’absence de source d’eau propre à la consommation. Il a donc créé dès 2013 en Roumanie le projet SOWAT, une technologie de filtration adaptée aux situations de crise pour obtenir facilement une eau potable. SOWAT a connu un succès international.
Fort de cette expérience et déterminé à aller encore plus loin dans sa démarche, il a co-fondé avec deux autres partenaires, InovaYa pour apporter une solution globale à la problématique de l’eau. Après les ONG, des grands groupes et des collectivités s’y intéressent. La start-up accueille déjà aujourd’hui une équipe de 10 personnes. À suivre…
Crédits photos : © Khaled Al Mezayen, ©Sowat, ©Inovaya