Et si nous étions arrivés au terme de notre civilisation ? À l’heure où les crises climatiques, sanitaires et autres font rage et où de nombreux citoyens appellent de leurs vœux un ″monde d’après″, l’auteur, conférencier, consultant et formateur Olivier Frérot, expert pour le Fonds MAJ, pense en effet que nous assistons à un changement profond de notre société. Pour lui, nous sommes en train de passer de la civilisation ″rationnelle″ à la civilisation ″relationnelle″. Et c’est plutôt une bonne nouvelle !
Pourquoi pensez-vous que notre civilisation est arrivée à un point de non-retour ?
Olivier Frérot > Des historiens ont rapporté que l’humanité vit successivement de grandes périodes de quatre à cinq siècles : chacune définit une civilisation, que l’on peut décrire comme un système de valeur cohérent. C’est ce que j’appellerais la métamorphose des civilisations. Si l’être humain n’a pas fondamentalement changé depuis des millénaires, les civilisations, elles, se sont succédé en prenant différentes orientations : Antiquité gréco-latine, Moyen-Âge occidental, Empire Ottoman, et aujourd’hui Modernité occidentale. Cette dernière civilisation, née de la découverte des grandes lois mathématiques, érige la toute-puissance du rationnel, qui repose sur la valeur cardinale de la méthode. Depuis Galilée, au 17e siècle, on imagine ainsi que les mathématiques sont capables de tout décrire. Dans notre société effectivement, tout est rationalisé, tout est modélisé, tout est formaté. Et aujourd’hui, les crises écologique, climatique, politique, économique, philosophique, religieuse… surviennent toutes en même temps et s’achoppent. Leur accumulation et leur aggravation démontrent que le système s’effondre. Bref : notre civilisation meurt d’un excès de rationalité.
Comment êtes-vous arrivé à ce constat ?
O.F. > Depuis quelques années, j’ai amorcé une réflexion pour essayer de mieux appréhender ce qui est en train de se passer dans notre société. J’ai ainsi constaté qu’avant le 17e siècle, personne n’avait relié la science et la technique. C’est après que le savant et l’ingénieur se sont rapprochés et confondus. Il y a 300 ans, la création des Ponts et Chaussées, qui a popularisé la figure de l’ingénieur savant, illustre pour la première fois l’affirmation de la technoscience, telle qu’elle existe encore aujourd’hui. Cette nouvelle puissance de la modernité occidentale n’avait jamais existé avant et les humains ont tous cru collectivement, qu’il était possible de mettre le monde et la nature à leur service. Les progrès scientifiques et techniques ont d’ailleurs remarquablement amélioré nos vies, mais peu à peu, la technique s’est échappée de la science. Le mythe s’est effondré et aujourd’hui, nous n’avons pratiquement plus de science comme l’envisageait Albert Einstein, lorsqu’il défendait la rationalité de la nature. Nous sommes ainsi de moins en moins nombreux à croire à l’idée de progrès.
[ Quésako ] L’individuation face à l’individualisme.
Chacun souhaite réussir sa vie, la sienne, ″singulière″. Vivre cet accomplissement n’est possible qu’en faisant quelque chose avec d’autres, qui, eux aussi, s’accomplissent ″singulièrement″. Dans ce ″faire ensemble″, il y a une rencontre des singularités, ce qui est nécessaire à l’individuation de chacun.
L’individuation s’oppose à l’individualisme, où chacun se développe sans les autres, c’est-à-dire contre les autres. L’entreprise, quel que soit son statut, est le lieu majeur où on expérimente son individuation, la découverte continuelle de soi-même, ses capacités, et sa personnalité en interagissant, coopérant, entreprenant avec d’autres humains, différents de soi.
Ces actions communes, dans lesquelles nous sommes pleinement engagés, contribuent à nos déploiements respectifs par la recherche de l’harmonie de nos personnalités. La dynamique retrouvée de soi-même-en-interaction-avec-une-communauté-entreprenante est l’énergie fondamentale du monde qui vient
Science, technique… et la société ?
O.F. > Les institutions de notre République sont précisément nées avec l’avènement de la technoscience. Elles sont fondées sur la puissance de la rationalité, au sein d’un système exclusivement vertical. Dans l’espace public, tout est régi sur l’obéissance à des lois. Si l’on pense que le monde répond nécessairement à des règles, tout va bien. Mais on a oublié que l’humain est un être sensible, qui ne souhaite pas entrer dans un moule. C’est pourquoi de plus en plus de citoyens remettent en question les politiques publiques aujourd’hui. Cette défiance grandissante est clairement un indicateur de l’effondrement de notre civilisation. Pire : elle engendre des conflits, en frontal avec les institutions. Prenons l’exemple du débat sur la technologie 5G. Pour l’État, elle est synonyme de progrès, alors que certaines collectivités n’en sont pas si sûres. Certaines demandent un moratoire sur son déploiement. En réponse, l’État se cabre, convaincu de la supériorité de la technologie, taxant ces collectivités d’obscurantistes. Autre exemple, celui du maire de Langouët et Ille-et-Vilaine, qui avait pris l’année dernière un arrêté anti-pesticides. Son combat était pour moi celui de la vie contre le rationnel. La justice a estimé son arrêté illégal et l’a annulé, alors que l’interdiction de l’utilisation des pesticides à moins de 150 mètres de toute habitation n’était qu’une simple question de bon sens. Mais une nouvelle fois le rationnel l’a emporté !
Est-ce qu’une autre civilisation peut naître après l’effondrement, tel que vous le décrivez ?
O.F. > Oui. Chaque civilisation s’achève par un effondrement et est suivie par l’émergence d’une nouvelle société. Aujourd’hui, je vois un monde en équilibre entre ces deux civilisations. Plusieurs signes le montrent. On observe notamment un intérêt grandissant pour les expériences d’intelligence collective. La Convention citoyenne sur le climat, qui a rassemblé 150 Français tirés au sort pour proposer des solutions afin de réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, est en ce sens une initiative encourageante. Elle a d’ailleurs suscité une forte adhésion dans le pays.
Plus globalement, je crois dans l’émergence de ″lieux d’entreprendre″, d’entreprises où il y aurait moins de hiérarchie, de domination, mais plus de lien social et de relations interhumaines, où il serait possible de faire des choses ensemble pour les autres. Cette nouvelle forme d’entreprise entraînera forcément des évolutions dans la gouvernance et le management. La transition risque d’être difficile dans les grands groupes industriels, qui sont guidés par le profit. Mais on trouve des exemples parmi des entreprises familiales, comme ARaymond à Grenoble ou it partner à Lyon. Celui – certes ancien – de l’institut créé par Charles Mérieux il y a 100 ans à Lyon est intéressant. En 1974, ses salariés ont accepté de se mobiliser tous ensemble et avec enthousiasme pour produire des quantités incroyables de vaccins et immuniser une centaine de millions de Brésiliens, victimes d’une terrible épidémie de méningite. Certains avaient même interrompu leurs vacances. Son fils, Alain Mérieux, entretient le flambeau, lui qui est à l’initiative de “L’entreprise des Possibles” dont l’objectif est de faire travailler la main dans la main le monde économique et les associations pour qu’il n’y ait plus de sans-abris dans les rues de Lyon et que tous trouvent un toit.
Les entreprises libérées, à l’image d’Harley Davidson ou Patagonia, vont, elles aussi, dans le sens d’une gouvernance partagée. Tout le personnel peut prendre part aux décisions et les salariés sont libres et responsables d’entreprendre les actions qu’ils jugent bénéfiques pour les performances de l’entreprise.
Et pour les plus petites entreprises ?
O.F. > C’est précisément dans les petites entreprises que la transition se construira plus aisément. Le mouvement est déjà en marche dans les écoles d’ingénieurs, de commerce et les universités. Diplômés, les jeunes ont des difficultés à percer sur le marché de l’emploi, alors ils créent leur startup, brandissant leurs valeurs autour de la collaboration participative. Je pense par exemple à la startup Attestation Légale, un réseau social où les clients donneurs d’ordre et fournisseurs du secteur du bâtiment peuvent partager des documents administratifs. Mais il y en a tellement d’autres.
Sur ce modèle, existe aussi l’exemple des Coopératives d’Activités et d’Emploi (CAE). Je contribue à la CAE Oxalis. Ni autoentrepreneur, ni porteur salarial, chaque coopérateur participe à la gestion de l’entité et s’entraide pour chercher des nouvelles missions ensemble.
Les pouvoirs publics eux aussi sont de plus en plus nombreux à prendre la voie de l’intelligence collective, notamment les collectivités élues récemment, qui pour beaucoup ont entrepris de mettre les habitants autour de la table, dans toute leur diversité, pour trouver des solutions ensemble. On peut même parler d’états qui ont amorcé ce virage à l’échelle nationale, avec des modalités innovantes de prise de décision. La Nouvelle-Zélande est souvent citée en exemple, mais je pense aussi au Danemark, qui a une tradition d’organisation très horizontale, ou l’Islande, qui a engagé sa révolution après la crise financière de 2008. Au bord du gouffre, l’Islande a dû se réinventer.
Les lignes bougent donc à tous les niveaux – citoyens, startups, grands groupes, collectivités, états -, vers plus de relations humaines, plus de coopération, plus de participation. Mais nous n’en sommes qu’aux prémices, même si nous constatons aujourd’hui une accélération de la transition, entrainée par la crise Covid. La métamorphose de la société, à la frontière entre deux civilisations, promet d’être difficile, mais la volonté est bien présente. L’avenir auquel je pense n’est donc plus une utopie, mais bien une évolution en mouvement. Pour ce futur, je suis optimiste !
[ L’expert ] Olivier Frérot, du rationnel au relationnel.
Longtemps, Olivier Frérot a été rationnel. Il a fait des études scientifiques. Diplômé de l’École polytechnique et de l’École nationale des ponts et chaussées, il entre au ministère de l’Équipement en 1985. Il aura des responsabilités managériales dans différentes directions départementales de l’Équipement, notamment celles de directeur dans le Territoire de Belfort de 1998 à 2002, puis dans le département de la Loire à Saint-Étienne de 2002 à 2007. Il dirige ensuite l’Agence d‘urbanisme de Lyon de 2007 à 2012, puis il prend la responsabilité de vice-président en charge du développement et des partenariats à l’Université catholique de Lyon de mi-2012 à mi-2016.
Olivier Frérot a ensuite décidé de prendre du recul et d’amorcer une réflexion, pour mieux comprendre les rouages d’une société mal en point. En septembre 2016, il crée sa nouvelle activité, nommée Philométis et propose des conférences et des animations de séminaires de réflexion, qui s’adressent aux organismes et aux universités. Il s’appuie sur une réflexion approfondie dans une perspective civilisationnelle, fondée sur la ″métamorphose de notre société″ vers un modèle plus relationnel.
Enfin, auteur de plusieurs ouvrages chez l’éditeur lyonnais Chronique sociale, il a un jardin secret, qu’il partage volontiers. Il cultive des fruits, des fleurs et des légumes, en plein cœur de Lyon.
Crédits photos : © Olivier Frérot, ©Adobe stock