Dans notre monde connecté, au 21è siècle, une gestion éthique et consciente des données est clé, pour bénéficier pleinement des atouts du numérique. C’est en tout cas le point de vue de Gwennaelle Costa Le Vaillant, Ambassadrice du Fonds MAJ et Directrice Donnée, Numérique et Smart Région de l’Ile-de-France. Pour elle, la protection des données privées et la transparence des algorithmes sont incontournables. Explications.
En matière de numérique, où en sommes-nous ?
Gwennaelle Costa Le Vaillant > La révolution numérique a d’ores et déjà envahi l’espace urbain. En France, 77 % de la population possède un smartphone, et si l’on s’intéresse aux 18-39 ans, la proportion frôle les 100 %. Chacun d’entre nous produit ainsi des données, à travers ses activités du quotidien, sans forcément s’en rendre compte : lorsqu’on utilise son GPS, qu’on se déplace en métro ou en tramway, qu’on commande un objet par internet, ou qu’on règle le chauffage à son domicile. Pour la plupart des Français, il est même crucial d’utiliser le numérique pour être intégré dans la société. Le numérique est en effet devenu indispensable pour répondre aux évolutions de nos modes de vie. À titre d’exemple, le projet « Construire le Futur, habiter le Futur », qui réunit 120 partenaires privés et publics pour bâtir le territoire d’Ile-de-France de 2030, démontre que le numérique peut contribuer à améliorer le cadre de vie des citoyens et favoriser l’émergence de logements plus durables et mieux adaptés aux usages des habitants. Le numérique constitue ainsi une réelle opportunité !
Cette montée du numérique peut-elle se faire tout en protégeant les données des citoyens ?
G.CLV. > Dans le cas de nouvelles villes, comme la smart city de Google à Toronto au Canada, la protection des données des citoyens n’était pas la priorité et le projet est rapidement devenu celui d’une ville, où Google cherchait à capter les données à des fins publicitaires. Mais les Torontois ont rejeté massivement cette surveillance centralisée. Face à cette résistance, le projet de Google city a donc fait long feu à Toronto et le projet a été abandonné en mai dernier. En Europe, la situation est très différente, où la protection des données est cruciale. Des moyens techniques pour apporter des services digitaux, dans le respect de la protection des données, existent. Nous avons par exemple développé une plateforme de services (baptisée Ile-de-France Smart Services), qui permet de couvrir les 1 200 territoires de la région avec le Très Haut Débit et met en commun 10 000 jeux de données, pour déployer des dizaines de services pour les 12 millions de Franciliens et leur faciliter la vie sur le travail, l’environnement, les loisirs, l’éducation, la culture ou bien l’économie. Parmi nos exigences, l’éthique du numérique dans un cadre sécurisé est un sujet d’intérêt prioritaire. Nous avons donc mis en place un modèle partenarial public-privé-citoyen pour construire la plateforme Ile-de-France Smart Services et cette gouvernance fonctionne à merveille. J’aimerais aussi mentionner les travaux des différentes commissions européennes de l’Informatique et des Libertés (CNIL). Des accords ont été signés sur le cadre de confiance des données entre les collectivités et les citoyens, et c’est très rassurant !
[ Quésako ] De la Smart City au Smart Territoire.
À l’origine, les smart cities ont été inventées par des entreprises informatiques, dans l’objectif d’aider les agglomérations à diminuer leur empreinte carbone, en gérant et pilotant les réseaux de fluides, qu’il s’agisse d’eau, d’énergie, ou de la circulation, par le biais de capteurs disposés dans la ville et du numérique. Rapidement, les États et les collectivités se sont emparés du concept et les expérimentations se sont multipliées, dans un contexte de concurrence entre les territoires. Mais aujourd’hui, cela ne suffit plus ! La smart city a dépassé le pilotage des réseaux, pour s’engager dans un projet plus ambitieux d’amélioration du bien-être et de la qualité de vie des citoyens grâce au développement de services digitaux. Elle devient ″humaine″.
Il convient également de dépasser le terme de Smart City, réservé aux agglomérations riches, seules capables de lancer des projets smart dans les limites de la ville. Les communes de taille plus modestes doivent elles aussi déployer des technologies numériques à l’échelle plus large des bassins de vie, pour se moderniser, dans le cadre d’une stratégie d’attractivité, de sécurité, ou de développement durable. Le terme de Smart Territoire est donc plus adapté. Rares sont les citoyens aujourd’hui qui vivent et travaillent dans la même ville. Pour se déployer à l’échelle de nos activités, le territoire se doit d’être équitable en apportant partout les mêmes services de maîtrise des consommations, de bien-être et de confort et de facilitation du quotidien.
Peut-on affirmer que le numérique se déploie en sécurité et en confiance ?
G.CLV. > En Europe en effet, la position est celle d’une identité numérique respectueuse. Impossible par exemple pour une entreprise européenne de mettre à la disposition du gouvernement ou des tribunaux les données stockées sur ses serveurs, à moins d’être dans la situation d’un cadre très strict fixé par un juge. Les géants du web, comme Alibaba, Amazon, Google, IBM, ou encore Microsoft, sont néanmoins très présents chez nous, se partageant 75 % du marché du cloud. Face à cette prédominance, des acteurs européens se sont réunis en consortium pour développer un réseau compétitif, coopératif et éthique de stockage et de gestion des données, en s’appuyant sur les serveurs de fournisseurs européens : Gaia-X. Ce cloud basé sur notre sol a pour ambition de devenir une alternative sécurisée, indépendante et de confiance pour que les entreprises européennes retrouvent la souveraineté de leurs données.
En matière d’exemplarité du numérique, une autre initiative est particulièrement intéressante sur la transparence des algorithmes de traitement des données. En août 2020, des étudiants britanniques se sont vu refuser l’accès aux études supérieures. Ces refus ont été très mal acceptés et perçus comme particulièrement injustes, parce que les critères de sélection pris en compte par les algorithmes d’affectation étaient opaques, laissant les étudiants dans le flou. Le ministère de l’éducation britannique a dû revoir sa copie. Pourtant, des textes de droit européens encadrent l’utilisation des algorithmes, notamment quand ils sont utilisés pour prendre des décisions vis-à-vis de personnes. Les administrations doivent indiquer aux intéressés si un algorithme est utilisé, publier les principes de fonctionnement de cet algorithme sous forme claire et intelligible, et préciser les données traitées individuellement. Mais le pays le plus avancé dans le monde en matière de transparence des algorithmes est la Nouvelle-Zélande. Cet été, il a en effet été le premier à adopter une charte réglementant l’utilisation des algorithmes par l’administration gouvernementale (justice, éducation, services sociaux…), afin de renforcer la confiance des citoyens sur l’utilisation de leurs données. Pour le gouvernement néo-zélandais, les algorithmes doivent en effet protéger « l’éthique et les droits de l’homme. »
Tout est-il désormais en place pour favoriser l’acceptabilité du citoyen pour le numérique ?
G.CLV. > Du côté technique, oui. Mais les inégalités face à la complexité du numérique rend parfois l’acceptation du public difficile. Les collectivités ont le devoir de simplifier et clarifier les systèmes digitaux. Pour concevoir un service numérique, l’expertise ne suffit pas toujours. Il faut être capable de bien intégrer en amont les besoins réels des citoyens, sinon on risque de faire fausse route. Dans le cadre de la plateforme Ile-de-France Smart Services, nous avions ainsi développé une première version du service qui estime la capacité des toits des logements des Franciliens à produire de l’électricité à partir du soleil, pour mesurer la pertinence d’installer des panneaux photovoltaïques. Lors d’un petit-déjeuner de test avec les Franciliens, l’accueil a été enthousiaste. Mais concrètement, ils nous ont poussé à rendre plus simple tout le service. Des choses qui nous paraissaient évidentes ne l’étaient pas pour les utilisateurs. En tant qu’expert, il faut accepter d’être bousculé par la perception des usagers parce que ce sont eux qui se servent des applications. Je crois donc beaucoup à la coconstruction citoyenne des services pour améliorer l’acceptabilité des publics. C’est aussi de l’éthique numérique.
Une fois que le numérique sera mieux encadré et accepté, comment voyez-vous l’avenir des villes et des territoires ?
G.CLV. > Depuis 15 ans, les expérimentations de smart city sont très nombreuses dans le monde. Pourtant les villes intelligentes ne se développent pas autant qu’on l’avait imaginé, car les citoyens adhèrent peu au concept, perçu comme beaucoup trop technique et complexe, voire opaque. C’est dommage parce que les smart cities ont beaucoup de belles choses à offrir. Je pense d’abord aux personnes âgées qui auraient plus de facilités à rester à leur domicile. Les objets connectés permettent de les sécuriser, d’accompagner leurs gestes quotidiens et de veiller sur leur santé. Il s’agit par exemple d’installer astucieusement des petits capteurs dans la boîte aux lettres pour savoir s’il y a du courrier et ne pas se déplacer inutilement, ou sur le réfrigérateur pour s’assurer que la personne âgée se nourrit correctement… à condition qu’elle n’ait pas le sentiment que sa vie privée soit espionnée. Dans le même esprit, plusieurs villes franciliennes travaillent sur des projets de coliving intergénérationnel. Mais pour que ces nouveaux modes de vie fonctionnent, il faut aussi que les habitants de tous âges aient l’assurance d’une véritable éthique du numérique, qu’ils sachent à quoi sert la collecte de leurs données, comment elles sont traitées et quel est le devenir de ces données. Dans le logement, on abrite en effet une intimité que l’on n’a pas envie de dévoiler. Ce qui est vrai pour l’habitat est aussi vrai pour nos autres activités : éducation, santé, achats… La ville et la société de demain se développeront à ces conditions.
[ L’expert ] Gwennalle Costa Le Vaillant, le développement durable dans son ADN.
Du plus loin qu’elle s’en souvienne, Gwennaelle Costa Le Vaillant a toujours été attirée par les solutions qui respectent l’équilibre entre l’humain et l’environnement. Étudiante, elle a passé un des premiers Masters consacré au développement durable à l’Université de Versailles à Saint-Quentin-en-Yvelines. Puis ses différentes fonctions l’ont amenée à piloter des stratégies dédiées à la responsabilité sociétale. Elle a notamment travaillé sur l’égalité homme-femme et la féminisation du numérique, mais aussi sur la loi égalité numérique en collaboration avec différents établissements (École centrale, Dauphine…).
Gwennaelle Costa Le Vaillant est aujourd’hui Directrice Donnée, Numérique et Smart Région d’Ile-de-France. Sa mission consiste à mettre en œuvre le programme numérique des Franciliens et à accompagner les politiques de la Région Ile-de-France pour mieux utiliser les données publiques et privées, engagée pour un numérique toujours plus durable et résilient.
Crédits photos : © Gwennaelle Costa Le Vaillant, ©Adobe stock